Pour ce troisième jour de campagne contre le harcèlement à l’école, voici l’interview de Thomas Gilbert, Personnel de direction Education Nationale – Formateur, personnel ressource climat scolaire, prévention des violences, gestion de crise et Auteur de « Prévenir et gérer les crises au collège et au lycée ».
Pouvez-vous vous présenter en quelques mots ?
J’ai été onze ans Conseiller Principal d’Education et cela fait dix ans que je suis personnel de direction, actuellement en poste dans un lycée polyvalent. J’interviens comme personne ressource dans mon académie sur différents sujets liés au climat scolaire. J’ai commencé par des remplacements en qualité de surveillant, puis de CPE.
Dès le début, j’étais attiré par les problématiques de conflit et de violences. Je me suis trouvé face à un paradoxe car je n’étais pas du tout compétent ni efficace pour résoudre les problèmes que je rencontrais ! Alors, je me suis pris en main. J’ai suivi de nombreuses formations, y compris à l’extérieur de l’Education Nationale et auprès de vrais spécialistes. J’ai par exemple été le premier français formé au North American Center for Threat Assessment and Trauma Response (Centre Nord-Américain d’Evaluation des Menaces et de Réponse aux Traumas).
J’ai travaillé comme consultant et formateur dans le secteur privé, essentiellement sur la gestion des violences. J’ai hésité à quitter l’Education Nationale mais j’ai finalement passé le concours de personnel de direction. J’ai eu à cœur de partager ce que j’avais pu apprendre et expérimenter. J’interviens dans plusieurs dispositifs, notamment de formation des personnels et aussi sur la question du harcèlement en milieu scolaire.
Pourquoi vous êtes-vous penché sur la thématique du climat scolaire et plus particulièrement sur la lutte contre le harcèlement ?
Je me suis d’abord intéressé aux violences en général, y compris aux violences extrêmes en milieu scolaire, avant de me pencher sur le climat scolaire et le phénomène du harcèlement. En lisant les travaux du sociologue Eric Debarbieux et au fil de mon expérience professionnelle, je me suis rendu compte que s’il y avait bien un type de violence qu’on rencontrait dans n’importe quel type d’établissement, et qui pourrissait partout la vie des élèves qui en étaient victimes, c’était le harcèlement. J’ai mis beaucoup de temps à trouver des outils efficaces pour traiter les situations auxquelles je pouvais faire face.
Le véritable déclic a été la rencontre avec un de mes élèves, un jeune lycéen, qui en très peu de temps était devenu la cible de tout un groupe, non seulement dans sa classe mais dans tout l’établissement. Nous n’avions rien vu venir avec les équipes, et nous considérions même que ce garçon était un fauteur de troubles à surveiller de près. Il n’a rien pu faire d’autre que quitter en urgence son lycée et je l’ai vécu comme un véritable échec professionnel et humain.
Parlez-nous de votre livre “Prévenir et gérer les crises au collège et lycée” ? A qui est-il destiné ?
Cet ouvrage est destiné à tous les professionnels du milieu scolaire et particulièrement ceux qui sont sur le terrain au quotidien, que ce soit des personnels de direction, de vie scolaire, ou des enseignants. Le livre est construit comme un parcours d’auto-formation. Il peut aussi servir de base à l’élaboration d’une stratégie générale mise en œuvre en équipe dans un établissement. Il propose un ancrage théorique et conceptuel de base, puis des pistes pour prévenir, préparer, répondre et rétablir face à une crise.
On y aborde des problèmes de violences en milieu scolaire mais pas uniquement : une crise peut aussi être dûe à un événement climatique, ou comme on l’a traversé récemment à des conditions sanitaires exceptionnelles.
Il y a de nombreux témoignages et des études de cas, toutes sont vraies et issues du terrain. Elles mettent en scène différents professionnels, ce qui prouve que la problématique nous concerne tous. Chaque partie est ponctuée par une série de petits exercices et des points d’étape, qu’on peut lire seul ou prendre en compte dans une démarche collective.
Il y a de nombreux outils et des fiches pratiques. L’idée est aussi que le lecteur puisse s’approprier une partie du livre en fonction de ce qu’il traverse à l’instant T. Je pense aussi que c’est un très bon ouvrage pour se préparer à certains concours.
Les formes et l’intensité du harcèlement ont-elles évolué au fur et à mesure des générations ?
Le harcèlement se déroule toujours au sein d’un groupe. Il met en présence un harceleur, aussi appelé parfois persécuteur, et une cible qui est la victime. Celle-ci est généralement choisie pour une différence qu’elle a par rapport à la norme du groupe, et ça peut être n’importe quoi, comme on l’a vu avec le « #2010 ». L’auteur de ce harcèlement agit contre la victime devant le reste du groupe qui est spectateur.
Certains spécialistes de la question voient le harcèlement comme un moyen pour l’auteur de satisfaire un besoin de domination : sur la victime d’abord, mais aussi sur le groupe qui reste souvent sidéré face à la situation et dont les membres craignent de se trouver à leur tour martyrisé par le harceleur. D’autres chercheurs considèrent le harcèlement comme un phénomène social : tous les groupes se choisissent, plus ou moins consciemment, un bouc-émissaire. Dès lors, n’importe quel membre du groupe peut endosser le rôle d’intimidateur, de victime ou de spectateur. C’est une affaire de posture au sein du groupe.
Le problème est bien présent dans nos sociétés, y compris dans la littérature. On le trouve dans « Le grand Maulnes » d’Alain Fournier ou « Sa majesté des Mouches », roman britannique des années 50. Ces œuvres mettent parfaitement en scène ce qu’on retrouve dans les établissements scolaires : des mises à l’écart, des humiliations, des insultes, des moqueries, des menaces et parfois des agressions physiques, y compris sévères.
Selon les pays, on parle de « bullying » ou « mobbing » pour réserver le terme de « harcèlement »lorsque l’intensité de la situation relève d’une judiciarisation, ce qui n’est pas systématiquement le cas. Dans les pays francophones comme la Belgique ou le Canada, on parle d’« intimidation ». L’évolution de l’intensité du harcèlement est difficile à cerner car on s’intéresse au phénomène dans le milieu scolaire que depuis dix ans, même si des spécialistes du soin aux victimes ont commencé à écrire sur le sujet à partir du début des années 2000. On a finalement peu de recul.
Quoi qu’il en soit, les adultes doivent être très vigilants car le harcèlement mène à des souffrances terribles et des drames humains. On sait aux Etats Unis, suite à des études menées par le gouvernement, que près de 80% des auteurs de fusillades en milieu scolaire ou universitaire souffraient de harcèlement.
Dans le cadre de votre votre activité de Conseiller Principal d’Education et de Personnel de Direction, qu’avez vous pu constater dans les établissements scolaires ?
Les situations sont souvent difficiles à détecter par les adultes. On apprend qu’il y a du harcèlement dans un groupe quand la situation est devenue insoutenable pour la victime. Cela vient du fait que les témoins ne savent pas comment réagir et qu’ils ont peur, comme la victime qui culpabilise souvent et se trouve elle même des raisons d’avoir été choisie pour cible !
Par ailleurs, les élèves craignent de la réaction des professionnels de l’établissement scolaire et ils sont donc les derniers informés, après les copains et la famille de la victime. Il faut dire que les enfants et les adolescents ont peur de la réaction des adultes, et parfois à juste titre. J’ai moi-même, il y a longtemps, réagi comme je le vois encore parfois, en intervenant face au groupe concerné et en menaçant le harceleur présumé de punitions. C’est une terrible erreur car ça ne résout rien, bien au contraire. La situation s’empire pour la victime. Il y a donc un gros travail à faire auprès de tout le monde : les professionnels, les élèves et les parents.
Quelles mesures sont mises en place pour lutter contre le harcèlement dans les établissements scolaires ?
Les mesures sont très différentes d’un établissement à un autre. Certains s’emparent réellement du problème avec une approche globale, y compris en impliquant les élèves comme acteurs de prévention. Si les protocoles de prise en charge étaient encore rares il y a quelques années, cela change beaucoup depuis que le ministère de l’Education Nationale les a rendus obligatoires partout. Le programme national pHARe va dans le bon sens et s’inspire de ce qui existe en Finlande depuis des années. Il permet aux communautés scolaires de se doter d’un dispositif de prévention et de traitement global.
La méthode de la préoccupation partagée, mise en place par Anatol Pikas dans les années 70, fait partie de ce programme et permet de traiter les situations avec beaucoup d’efficacité pour protéger les victimes et traiter les auteurs et les spectateurs d’une manière intelligente et éducative. Pour les situations les plus délicates, les chefs d’établissements peuvent faire appel à des référents harcèlement au niveau départemental et académique. Ils sont formés spécifiquement et proposent des grilles de lecture et des pistes d’actions aux équipes qui peuvent être en difficulté face à une situation précise.
L’Education Nationale vous fournit-elle des formations pour lutter contre le harcèlement ?
Des formations sont dispensées au niveau national. Elles sont organisées par la Mission Ministérielle de Prévention et de Lutte contre les Violences en Milieu Scolaire. Les publics sont ciblés en fonction des priorités politiques nationales. Il y a aussi des formations d’initiative académique ou départementale auxquelles les professionnels peuvent s’inscrire.
Pour ma part, je trouve très pertinentes les formations dites de proximité, sur un même territoire en liaison école-collège, par exemple, ou au sein d’un établissement qui en fait la demande. Cela permet de former vraiment l’ensemble des équipes pour mettre en place des programmes d’intervention qui vont avoir un réel impact auprès de l’ensemble des élèves. Dans certaines académies, il y a aussi des dispositifs ou des services qui accompagnent les équipes dans la durée. Cela a un coût pour la dépense publique et nécessite des personnels formés mais ça offre un soutien appréciable pour les établissements qui veulent bénéficier d’une expertise extérieure.
Que conseillerez-vous à un établissement scolaire qui fait face à des faits de harcèlement ? Quelle réaction conseillez-vous d’avoir en cas de harcèlement quand on est témoin ? Victime ? Membre du personnel éducatif ?
Je dirais qu’il est essentiel de ne pas rester seul pour faire face. Il est donc indispensable de constituer des équipes dédiées dans les établissements pour échanger autour de chaque situation rencontrée. Si on a un protocole établi, c’est bien plus facile. Le plus important est certainement l’accueil fait à la victime. Il est nécessaire de l’écouter et de la rassurer en établissant un lien de confiance qui sera certainement utile dans la suite de l’accompagnement. On a parfois tendance à vouloir enquêter et à « vérifier » s’il s’agît bien d’une situation de harcèlement. Peu importe, si un enfant ou un adolescent vient confier sa souffrance, c’est qu’il a besoin d’être écouté.
C’est d’autant plus délicat avec l’avènement des « nudes » et des « sextings », ces images à contenu intime partagées puis diffusés parfois pour nuire à celui ou celle qui y sont identifiés. Les victimes n’ont pas besoin de double peine en étant sermonnés par un adulte moralisateur.
La forme de harcèlement est-elle différente selon les niveaux d’études (primaire, collège, lycée) ?
Les motifs trouvés par les auteurs pour malmener leur cible varient selon les normes et les modes associées à tel ou tel groupe et donc aussi en fonction des tranches d’âge. Chez les plus jeunes, scolarisés à l’école primaire, on va essentiellement trouver des formes de harcèlement qui sont associées à un motif physique.
Au collège, même si le motif peut rester identique, le harcèlement peut se faire via les réseaux sociaux ou les jeux en ligne. Au lycée, les motifs peuvent devenir plus sexuels : les jeunes filles vont être ciblées parce qu’elles se donnent un « genre » ou qu’elles sont désignées comme des « filles faciles ». Chez les garçons, cela est souvent associé à la virilité. Un élève est pris pour cible parce qu’il ne correspond pas à la norme de masculinité du groupe.
Quelles places prennent les cyberviolence et le cyber harcèlement dans le milieu scolaire?
On a parfois tendance à considérer qu’il y aurait le harcèlement dans la « vraie vie » et le cyberharcèlement d’autre part, mais tout comme pour l’ensemble des violences, l’espace cyber n’est finalement qu’un prolongement de ce qui se trame sans les écrans.
Catherine Blaya, une chercheuse française, a identifié il y a quelques années, ce qu’elle a nommé « l’effet cockpit ». L’idée est que, derrière un écran, on observe une diminution de l’empathie pour les auteurs de harcèlement en ligne ; tout comme des études ont mis en lumière la facilité des pilotes d’hélicoptères militaires à éliminer leur cible, bien plus facilement que le fantassin qui voit l’ennemi de ses propres yeux.
L’accès à certains contenus qui seraient normalement réservés à des adultes avertis ou la diffusion d’images intimes pour se venger entre adolescents font maintenant partie de la vie et se retrouve donc au sein des faits de violences entre adolescents. Ces nouvelles technologies pénètrent parfois dans l’espace scolaire, obligeant les professionnels à comprendre ce qui se joue : on ne peut pas appliquer la politique de l’autruche car les adolescents continuent à vivre leur vie « cyber » tout au long de la journée scolaire. Il y a interpénétrabilité de toutes ces dimensions : scolaire/non scolaire, réelle/cyber. Notre monde hyper connecté en est la cause et c’est ce qui rend les situations parfois délicates à comprendre et à traiter.
Que diriez-vous à un enfant ou un adolescent qui subi des faits de harcèlement ?
Même si on n’a pas de formation spécifique en psychologie, n’importe quel adulte, au sein de la famille ou de l’enceinte scolaire peut recevoir la parole d’un enfant ou d’un adolescent qui est la cible de harcèlement.
Il faut bien comprendre que, pour la victime, c’est extrêmement compliqué de se confier. Elle a peur de celui ou celle qui la tourmente et peur d’être jugée par l’adulte qui lui fait face. Elle se sent isolée puisque de fait, le groupe la rejette. Elle se sent souvent doublement coupable de cette situation et de ne pouvoir réagir seule pour trouver un moyen de reprendre le dessus. La situation peut être tellement douloureuse pour la victime qu’elle peut avoir envie de mettre fin à ses jours. Lorsque le harcèlement se prolonge sur internet ou via des messageries numériques diverses, la victime a le sentiment que ça ne s’arrête jamais. Elle a donc besoin d’abord d’être rassurée et de se sentir en sécurité : en sécurité physique car l’adulte qui est en face d’elle ne compliquera pas sa situation vis-à-vis du harceleur et de son groupe et en sécurité morale car l’adulte ne la blâmera pas.
Une fois que le lien de confiance est établi entre l’adulte et la victime, je pense qu’il ne faut pas projeter ses propres réponses mais être à l’écoute de la victime et de ses besoins. Par la suite, il va être important de maintenir ce lien ou de passer le relais, et d’échanger avec d’autres adultes, surtout des professionnels qui pourront accompagner et aider la victime à se sortir de la situation dans laquelle elle se trouve.
Dan Olweus, le premier spécialiste mondial à s’être intéressé au phénomène du harcèlement en milieu scolaire, prônait l’existence, dans chaque école, d’un « fil d’écoute » : la possibilité, permanente, pour tout élève, de trouver un lieu ou une personne digne de confiance auprès de qui il puisse déposer la parole.