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25 Novembre 2020

L’invisibilisation des femmes : de la violence symbolique à la violence réelle – Une tribune d’Eric Chenut, Président ADOSEN

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L’invisibilisation des femmes : de la violence symbolique à la violence réelle – Une tribune d’Eric Chenut, Président ADOSEN

L’invisibilisation des femmes est une violence insidieuse, difficilement quantifiable et moins évidente à repérer que les autres violences qui s’exercent spécifiquement sur les femmes, une frontière du patriarcat qu’il reste à repousser.

L’invisibilisation des femmes, c’est le fait que les vécus des femmes, les paroles des femmes, les pensées des femmes, le travail des femmes soient globalement occultés, ‘silenciés’ dans l’espace public” déclarait dans une interview en novembre 2018 la journaliste Lauren Bastide, créatrice du podcast féministe La Poudre. Elle dénonçait en s’appuyant sur une étude du Global Media Monitoring Project que les voix des femmes sur une journée entière de médias, tous confondus, ne représentent que 24% du temps médiatique quand les experts invités, tous médias confondus, sont à 87% des hommes.

Dans L’homme préhistorique est aussi une femme, publié cet automne, la préhistorienne et directrice de recherche au CNRS, Marylène Patou-Mathis, nous raconte une (pré)histoire débarrassée des préjugés sexistes qui l’ont construite. Elle y bouscule l’image d’Épinal d’une femme préhistorique soumise, balayant la grotte, attendant passivement le retour de son compagnon de chasseur. Dans un récit riche s’appuyant sur les nouvelles découvertes archéologiques, elle s’attaque aux préjugés des préhistoriens qui ont construit notre imaginaire collectif en nous transmettant leurs propres préjugés sexistes sur les premières sociétés humaines. Les femmes de cette époque étaient tout autant chasseuses que tailleuses d’outils et rien ne prouve que les merveilles de l’art pariétal offerts à nos yeux n’aient pas été réalisées également par des femmes. Pourquoi s’interdire de voir la main des femmes de Cro-Magnon dans les fresques des grottes de Lascaux ? Une étude de l’Université de Californie à Davis sur les premières pratiques funéraires au pléistocène tardif et au début de l’holocène dans les Amériques, publiée en novembre dans le magazine Science Advences, avance que sur l’ensemble des sépultures contenant des outils dédiés à la chasse au gros gibier qui signent que la personne enterrée avait pour activité dominante la chasse, 30 à 50% des personnes inhumées étaient des femmes. En première intention, l’ensemble de ces sépultures avait été attribué à des hommes. Il a fallu la découverte en 2018 au Pérou de la tombe de la chasseuse de Wilamaya Patjxa pour que l’ensemble des autres sépultures découvertes depuis des décennies soit étudié à nouveau et le verdict est tombé, d’autant que cette sépulture est la plus ancienne connue du continent américain (9000 ans) : le plus ancien chasseur américain que nous connaissons est une chasseuse.

Ces travaux scientifiques très récents racontent non seulement l’invisibilisation des femmes dans l’histoire, jusqu’à récemment quasi exclusivement étudiée et racontée par des hommes, mais aussi celle des biais de genre dans toutes les recherches et travaux scientifiques.

Comment expliquer que les recherches sur les pathologies spécifiques aux femmes soient le parent pauvre de la recherche en santé publique si ce n’est par les biais de genre ? C’est seulement à partir des années 80 qu’aux États-Unis la National Health Institute (NIH) décide d’adapter sa politique de recherche pour prendre plus équitablement en compte les notions de sexe et de genre dans ses travaux avant de créer en 1990 un bureau spécifique, l’Office of Research on Women’s Health. En France, il faut attendre le début des années 2000 pour que plusieurs organismes de recherche commencent à se saisir de la question, comme l’Institut national d’études démographiques (INED), le CNRS ou l’Inserm, et c’est seulement en 2013 que le Comité d’Ethique de l’Inserm créé un groupe de travail sur le thème “Genre et recherche en santé”. Ce dernier a pour but de sensibiliser les chercheurs et les médecins de l’institut à la question des inégalités de santé liées au sexe et au genre et prendre en compte ces spécificités dans la clinique et la recherche. Il faut également attendre 2002 pour que l’OMS adopte une approche politique sur les questions d’équité entre les sexes et selon les genres, la déclinant dans différents projets dont les principaux visent à résoudre les enjeux sanitaires autour de la maternité, des violences et des infections sexuellement transmissibles.

De même pour l’intelligence artificielle, qui devient non seulement notre compagnon de vie quotidienne, influençant nos choix et comportements, mais aussi le partenaire de médecins spécialisés dans l’établissement de diagnostics ou encore des forces de sécurité dans le profilage des individus. Le rapport 2018 sur l’égalité hommes-femmes du Forum Economique Mondial énonce que seulement 22 % des professionnels de l’intelligence artificielle (IA) sont des femmes. Le rapport “Femmes à l’ère numérique”2018 de la Commission européenne enfonce le clou : 24 % des diplômés en sciences de l’information sont des femmes et ce ne sont pas elles qui occupent les postes les plus élevés. Amazon, l’entreprise la plus puissante du monde et une de celle qui utilise le plus l’IA, tout en étant une des principales entités mondiales finançant la recherche dans ce domaine, s’est aperçue la même année que son programme de recrutement, basé sur un système de notation automatisé, pénalisait les CV contenant le mot “féminin”.

Histoire, médecine, numérique, cette situation se retrouve peu ou prou dans tous les domaines de l’existence. La pandémie que nous vivons n’a-t-elle pas mis en évidence pendant le confinement du printemps que “ce qui fait tenir la société, c’est d’abord une bande de femmes” pour reprendre les mots de Christiane Taubira ? Elle parlait des aides-soignantes et des caissières de supermarché, soudain rendues visibles, mais aussi des femmes renvoyées au foyer pour cause de confinement, qui ont deux fois plus que les hommes dû renoncer à travailler pour garder leurs enfants (21 % contre 12 %) d’après l’Institut national des statistiques.

La règle de grammaire qui veut que “le masculin l’emporte sur le féminin” est aussi une règle sociale. Le plafond de verre auxquelles les femmes sont très majoritairement confrontées dans toutes les sphères de la vie est une violence insidieuse mais il n’est pas une fatalité. C’est une frontière à repousser, de même que l’ont été les conquêtes civiques des femmes (droit de vote, accès ­accru aux fonctions politiques), juridiques (autonomie), financières (diminution des écarts de salaires) et morales (stigmatisation des violences de tous ordres).

« Rendre visible » les femmes dans l’espace public, dans la vie professionnelle et privée et plus largement reconnaître l’invisibilisation comme une violence institutionnelle implique un changement profond des mentalités. Si celui-ci est amorcé, comme nous l’avons vu, par l’initiative de femmes militantes dans leurs différents domaines de compétences, des travaux scientifiques, le volontarisme d’instituts de recherches, d’entreprises privées, de la puissance publique ou d’institutions internationales, la violence intrinsèque du poids culturel de l’invisibilisation doit être reconnue comme le soubassement de la violence, qu’elle soit sociale, sociétale ou économique.

La nouvelle génération de militantes (et militants) féministes, qui porte des exigences nouvelles d’égalité à tous les niveaux de la société et influence positivement un changement de regard sur toutes les violences faites aux femmes, a réussi à imposer le sujet de l’invisibilisation. Ce changement de culture qui se met en place à petits pas a ainsi amené le législateur à chercher à changer de stratégie dans la lutte contre la persistance de l’iniquité de traitement entre femmes et hommes au travail. L’instauration, dans de multiples lois, de règles et de principes non contraignants ne faisant que trop lentement bouger les choses, la loi « Pour la liberté de choisir son avenir personnel » du 5 septembre 2018 a créé un index pour mesurer ces écarts de traitement et inciter les entreprises à prendre leurs responsabilités. Sont ainsi pris en compte les écarts de rémunération femmes-hommes, d’augmentations annuelles, de promotions, la question des augmentations au retour de congé maternité et la présence de femmes parmi les plus gros salaires de l’entreprise.

La publicité obligatoire de cet index pousse nécessairement à de meilleures pratiques et si la méthode montre des limites que le ministère du travail cherche d’ores et déjà à corriger, au moins l’élan vers l’égalité est pris. Mais la véritable révolution dans le domaine de l’égalité femmes-hommes au travail se fera lorsque nous déciderons collectivement de briser le cercle vicieux de la paupérisation de tous les métiers à dominante féminine, qu’ils le soient de longue date ou récemment. Les métiers paramédicaux depuis toujours, l’enseignement, aujourd’hui la médecine générale et la magistrature… Il est une règle immuable que tous les métiers féminins ou qui se féminisent voient leurs rémunérations atteindre un plafond de verre, leur pouvoir d’achat s’éroder si ce n’est diminuer… Il faudra remettre cette question au cœur de nos combats si nous ne voulons pas que la lutte contre toutes les violences faites aux femmes soit finalement rendue inefficiente par cette règle non-écrite : l’inégalité sociale entre les sexes.

Eric CHENUT, Président ADOSEN

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